- 1. La naissance du projet
- 2. Pourquoi un « immeuble de rêve » ?
- 3. Qui est-ce qui y vivait ?
- 4. A l'intérieure de la maison
- 5. La maison à l'époque des grandes purges
- 6. La mécanique de repressions staliniennes
- 7. La maison sur le Quai aujourd'hui
- 8. Le musée de la maison sur le Quai
- 9. Les plaques commémoratifs: officiels et non-officiels
- 10. Notre vidéo sur la maison sur le Quai avec une visite d'un de ses appartements:
La Maison sur le Quai
Excursion dans la Maison-bateau, symbole de la prospérité au début qui s'est transformé au symbole des répressions staliniennes des années 30. Le 1/3 des habitants de la maison périrent, parmi eux le chef du gouvernement Rykov, le maréchal Toukhatchevski.
La Maison sur le Quai – (1931, architecte Boris Iofane) – le premier bâtiment du gouvernement destiné aux membres de l'appareil d'Etat soviétique.
C’est un immeuble qui a connu une véritable métamorphose ; conçu au départ pour être un vrai paradis pour ses habitants, il est devenu à l’époque soviétique un haut-lieu des arrestations et des exécutions. 800 de ses habitants ont été victimes des répressions, et ont vu leurs vies brisées à jamais. Alors, comment est-ce qu’un immeuble de rêve devient une fosse commune, et que représente-t-il aujourd’hui ?
La naissance du projet
En 1918, Lénine déplace la capitale de l’URSS de Pétersbourg (Petrograd à l'époque) à Moscou. Et avec le déménagement de toute la classe dirigeante et les fonctionnaires, le manque d’appartements se fait sentir. On décide donc de construire un immeuble pour les dirigeants du pays, juste en face du Kremlin et de la cathédrale du Christ-Sauveur.
Le projet, en style constructiviste, est confié à Boris Iofane. C’est l’un des plus grands architectes de l’époque, qui vient de revenir d’Italie, et qui sera, plus tard, l’auteur du plus grand bâtiment soviétique à ne pas être construit : le Palais des Soviets à l’ancien emplacement de la cathédrale du Christ Sauveur, dynamitée en 1931. Ce projet utopique n’a jamais vu le jour : j’en parle plus en détail dans une autre vidéo.
Pourquoi un « immeuble de rêve » ?
C’est le tout premier immeuble de Moscou à être équipé de tout le confort moderne : eau chaude, chauffage au gaz, électricité, téléphone. Et c’est aussi un bâtiment qui incarnait la volonté soviétique de transformer profondément le mode de vie : on y retrouve les idées des immeubles-communes des années 1920, c’est un immeuble qui vit de façon complètement autonome, une sorte de mini-pays en soi.
Il a son propre cinéma, un club, un jardin d’enfants, une cafétéria-restaurant, un magasin, une salle de sport, une laverie, un salon de coiffure, une bibliothèque, tous les services à la personne possibles… bref, ce n’est pas un simple immeuble, c’est une ville dans la ville. Et pour Moscou, qui à cette époque était une ville très pauvre, c’est un luxe inimaginable ! 80 % des moscovites vivaient l’époque dans des appartements communautaires, à 4 ou 5 par pièces, et certains vivaient même dans des bidonvilles.
Qui est-ce qui y vivait ?
En fait, la quasi-totalité du gouvernement, plus des membres de l’élite. Le chef du gouvernement Rykov, le ministre de l’intérieur Béria, le maréchal Toukhatchevski, le futur dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev, les enfants de Staline Svetlana et Vassili (Stalin lui-même vivait au Kremlin ou dans sa datcha), et puis aussi des écrivains, des compositeurs (dont Alexandrov, l’auteur de l’hymne de l’URSS), des peintres, des ingénieurs… Il y a 505 appartements dans l’immeuble, c’était le plus grand de son époque.
Dans les premiers étages, on trouvait les appartements du personnel : les balayeurs, les blanchisseurs, les femmes de ménage… Ce qui est un peu bizarre pour un État communiste qui était censé avoir déclaré la guerre aux inégalités et aux classes sociales. Mais cet immeuble montre à quel point la pratique s’était rapidement éloignée de l’idéologie, avec l’apparition d’une nouvelle classe privilégiée formée par les cadres du Parti Communiste.
Les appartements les plus prestigieux se trouvaient dans les ailes du bâtiment : avec vue sur le Kremlin. Ceux situés de l’autre côté sont moins chics. Les appartements vont de une à sept pièces, ils en ont en moyenne quatre, ce qui était incroyablement luxueux pour l’époque.
A l'intérieure de la maison
Boris Iofane, l’architecte, avait conçu l’intérieur de l’immeuble. Il avait étudié les moindres détails : à l’époque, même les meubles étaient fournis par l’État, et les appartements étaient meublés à l’avance, clés en main. La hauteur sous plafond est de trois mètres soixante-dix. Vous voyez comme les cuisines sont minuscules : c’est parce que l’idée était de pousser les gens à aller manger à la cafétéria collective, on a donc fait des cuisines privées toutes petites. Les appartements du personnel de service étaient assez petites, certains étaient même des appartements communautaires. Les autres, leur taille dépendait du statut de leur occupant. En fait, cet immeuble est le premier témoignage de la division à venir de la société soviétique, entre les gens simples et les « élites », qui vivaient dans leurs propres immeubles, avaient accès à des magasins interdits au commun des mortels, aux livres, au cinéma, alors que le reste du pays vivait dans des conditions très différentes, beaucoup plus dures.
Iofane avait même réfléchi au degré de lumière naturelle dans chaque appartement.
La maison à l'époque des grandes purges
Mais le bonheur n’a pas duré longtemps pour ceux qui s’étaient installés ici en 1931. Les répressions staliniennes ont commencé, d’abord ciblées en 1934, puis massives à partir de 1937. Tout le monde était visé, et être haut placé ne vous protégeait absolument pas. Le chef du gouvernement Rykov, le maréchal Toukhatchevski, le maréchal Blioukher, des centaines de membres du parti… ont été arrêtés ici, et fusillés.
La mécanique de repressions staliniennes
Les arrestations se passaient toujours de la même façon : une voiture, que l’on surnommait « un corbeau » ("voronok" en russe) venait vous chercher en pleine nuit et vous emportait. On a retrouvé dans des journaux intimes d’époque, des témoignages de gens racontant comment les gens restaient éveillés la nuit, à écouter, et à se demander si c’était pour eux que la voiture était venue cette fois-ci. On les emmenait ensuite à la Loubianka, ils y étaient emprisonnés pendant « l’enquête ». Les gens étaient torturés jusqu’à ce qu’ils avouent tout ce qu’on leur reprochait (trotskysme, espionnage, activité antisoviétique…), puis on les fusillait, le plus souvent dans un champ, avant de les jeter dans une fosse commune. Leurs femmes étaient déportées dans un « camp pour les épouses des traitres de la patrie » au Kazakhstan ; leurs enfants recevaient un nouveau nom de famille et étaient envoyés en orphelinat. L’appartement était placé sous scellés. Le lendemain, les voisins sortaient de chez eux, voyaient les sceaux… et passaient à côté sans rien dire. Ils comprenaient que leurs voisins avaient été emportés. Le nom de la personne disparaissait de la presse, des encyclopédies (on pouvait arracher sa page ou la noircir), elle était retouchée pour disparaître de toutes les photos historiques sur lesquelles elle apparaissait… Les histoires de ces familles sont tragiques, elles feraient un bon sujet pour un autre film.
Les enfants ne revoyaient jamais leurs mères, les familles étaient séparées pour toujours.
La maison sur le Quai aujourd'hui
Cette époque est maintenant derrière nous, et l’immeuble est redevenu un haut-lieu du luxe de Moscou, en plein centre de la ville, avec vue sur le Kremlin et sur la cathédrale du Christ-Sauveur reconstruite. On y trouve beaucoup d’artistes en vue, d’oligarques… et d’après la rumeur, le patriarche orthodoxe Kirill y possède son penthouse.
Bien souvent, les nouveaux habitants ne sont pas au courant de l’histoire de l’immeuble. Aujourd’hui, on parle différemment des répressions staliniennes. Officiellement, Staline est de plus en plus considéré comme un « manager efficace », et on raconte que l’ampleur des répressions a été « exagérée ».
Le musée de la maison sur le Quai
Vers la fin de la perestroïka, des militants ont ouvert un petit musée dans l’appartement du gardien, au premier étage, pour exposer des objets ayant appartenu aux familles victimes des répressions, et raconter leurs histoires. C’est vraiment un endroit étonnant, qui a été créé à l’initiative des descendants de ces victimes et qui vaut le détour.
Les plaques commémoratifs: officiels et non-officiels
Sur le bâtiment, on trouve beaucoup de plaques mémorielles. Certaines sont officielles, en l’honneur des personnes célèbres qui ont vécu ici. D’autres sont plus petites, ce sont les plaques du projet « dernière adresse connue », une initiative venue de la société civile, et qui veut rendre hommage aux victimes innocentes de la terreur, ceux qui ont été « pris » dans cet immeuble, qui est donc la « dernière adresse » de leur vie, qui ont été fusillés, puis réhabilités des années plus tard. Et je sais que c’est difficile à croire, mais il y a aujourd’hui tout un courant de personnes qui sont contre le fait que l’on installe ce genre de petits mémoriaux.
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